Dean Blunt : les peines de cœur d’un prédicateur

Arrivée tardive au concert de Dean Blunt. L’homme est sur scène, un projecteur braqué sculptant son crâne nu dans l’obscurité de la Gravière. En retrait, la silhouette immobile d’un hypothétique frère, double mutique et solennel, posté là par sécurité. On ne sait pas très bien laquelle. La mise en scène, méthodique dans son exécution, donne un côté irréel et pesant à une performance qui s’étendra sur plus d’une heure et laissera une partie du public sur le carreau. Pour rappel, Dean Blunt est l’une des multiples incarnations de Roy Nnawuchi. Le personnage a été créé à l’époque au service du duo défunt devenu légendaire, Hype Williams, composé d’Inga Copeland et de celui-là. En 2013, Inga est partie et Dean est resté seul. La rupture a donné lieu à trois albums, “The Narcissist II”, “The Redeemer” et, dernier en date, “Black Metal”. Il y aura aussi “Stone Island” téléchargeable gratuitement sur le site russe “Afisha” et, selon les rumeurs, enregistré en une semaine dans une chambre d’hôtel à Moscou en compagnie d’un ange blond aux cheveux courts qui rinçait la note d’hôtel à coup de bouteilles de champagne.

Présence virtuelle oblige, le même jour que Dean Blunt apparaissait sur la scène de la Gravière, Roy met en ligne un freestyle menaçant sur le compte Soundcloud d’un de ses multiples pseudonymes. Il y fait référence aux récentes bavures des forces de l’ordre sur la communauté afro-américaine aux Etats-Unis. L’individu aime interpeller son audience autant qu’il s’interpelle lui-même et, ce soir-là, le public genevois est dans sa ligne de mire. Une déferlante glacée s’abat sur la salle. Dean Blunt enchaîne agressivement les morceaux avec une abnégation telle qu’on arrive difficilement à percevoir si elle est feinte ou réelle. Les accents mélancoliques de crooner nonchalant présents sur les derniers albums ont disparu, remplacés par un ton acerbe et tranchant. Le chanteur crache son venin et atteint des sommets misanthropes lorsqu’il tourne le dos au public, forme évanescente à peine éclairée par l’unique rayon de lumière transversal.

La tension se relâche faussement au son d’un blues orchestré sur une symphonie de violon et rythmé par les aboiements de chien, bruits de spray de peinture et de pas dans la nuit. La guitare jouée au bottleneck rappelle que Dean Blunt est le “Black Metal”. Il baigne désormais dans une lumière rouge, cerné par une volute de fumée. L’atmosphère reste lourde malgré les chœurs d’une voix féminine absente. S’ensuit un dub embué de vapeurs éthyliques. Un écho savant est placé sur la voix du chanteur. Un rapide coup d’œil à la régie révèle un autre comparse qui s’active dans l’ombre. Goh Nakada, aussi connu sous le nom de Gorgonn Amanita et membre du groupe de Dub bruitiste “Devilman”, est aux manettes. L’homme est réputé pour s’atteler, entre autres, au bon déroulement du déluge sonore que l’on peut entendre lors des concerts de Kevin “The Bug” Martin. S’il est là ce soir, ce n’est pas le fruit du hasard. La réponse ne se fait pas attendre. Tout d’un coup, la salle est plongée dans le noir. Dean Blunt a disparu. Son garde du corps aussi. Une violente lumière stroboscopique inonde l’assemblée. Un grondement sourd de basses fréquences commence crescendo et s’accélère de plus en plus jusqu’à culminer dans les hautes fréquences. Ceux qui ont déjà assisté aux performances d’Hype Williams ont d’emblée reconnus les tactiques de guerilla sonore déployées, entre transe hypnotique et torture acoustique et visuelle. Cela ressemble à un cauchemar lynchien au son des hélicoptères d’«Apocalypse Now”. L’objectif est atteint. Le malaise s’installe.

Dean Blunt réapparait sur scène et le concert prend une tournure soudainement électronique pour ce qui sera son final démentiel. Le fantôme d’Hype Williams est bien présent, plus vivant que jamais. Entre rythmiques puissantes, distorsions ambiantes et basses ronflantes, Dean Blunt assène un rap en guise de coup de grâce dans un enfer rouge et blanc, bain de sang et lumière crue rédemptrice. Il s’évanouit dans un dernier éclair intense. La salle se rallume. Les survivants sont sonnés. L’expérience était cathartique. Dean Blunt a promis la fin du monde et l’a réalisée. Ce monde s’appelait Hype Williams. Inga est partie et Dean attend que la blessure se referme.

– Blaise Deville

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