Cully Jazz 2017 : Un souffle de philanthropie avec Christian Scott

 

La haine ne construit pas une famille, ni une tribu, ni une communauté. Seul l’amour peut. Voici l’essence du message de Christian Scott aTunde Adjuah, trompettiste originaire de la Nouvelle Orléans.

Lors du dernier vendredi du Cully Jazz, la scène du Next Step a vibré avec la musique du trompettiste Christian Scott aTunde Adjuah (trompette) en compagnie des américains Logan Richardson (sax), Zaccai Curtis (piano), Corey Fonville (batterie) et du polonais Max Mucha (contrebasse). Le quintet a livré une performance digne de la musique afro-américaine, avec  du groove hypnotisant, des solos, notamment de Curtis et Fonville, à couper le souffle, des hommages aux légendaires Herbie Hancock et Thelonious Monk, et des messages de liberté contre toute oppression et discrimination.

Mise à part les compétences musicales de Christian Scott et son style unique, nommé « Stretch music » (voir aussi Stretch Music App ici, disponible ici), la particularité de ce musicien charismatique est dans sa force philanthrope. C’est rare de trouver des musiciens qui prennent du temps pendant leur concert pour partager des messages en matière de société et éducation. Et c’est encore plus rare de voir avec quel amour un band leader puisse présenter chacun de ses collègues et soigneusement raconter l’histoire de leur rencontre… Car Christian Scott l’a bien appris de son père, « chef » de quatre tribus afro-américaines de la Nouvelle Orléans : la force d’un groupe vient de chaque membre et le rôle du leader est celui de soigner avec partage et gratitude, tolérance et humilité.

Dans les loges du Next Step, nous avons non seulement parlé de ceci, mais aussi de projets discographiques et de cuivres avec le très aimable Christian Scott. Interview en anglais, transcription en français en bas.

Cully Jazz 2017, 7 avril, loges du Next Step. Avec nous ce soir, un artiste originaire de la multiculturelle et explosive Nouvelle Orléans, le représentant de la « Stretch Music », un style unique de musique qui définit l’essence même de cet art : le partage entre différents genres et la création collective de mélodies, rythmes et harmonies. Son plus récent projet discographique « The Centennial Trilogy » est une série de trois albums qui célèbrent les 100 ans des premiers enregistrements de musique jazz. Le premier album de la série, « Ruler Rebel », vient d’être publié et là notre invité réévalue la réalité socio-politique du monde actuel à travers le pouvoir du son. Mesdames et messieurs, Christian Scott aTunde Adjuah. Bonjour.

Comme mentionné dans ma présentation, ton nouvel album est sorti. Il est le premier de la trilogie et sera suivi par « Diaspora » en été et « The Emancipation Procrastination » en automne. Par rapport au titre de cet album, « Ruler Rebel », le mot « rebelle » intrinsèquement implique une manque de respect des règles [« rules » en anglais]; alors pourquoi l’as-tu appelé ainsi ?

Dans la Nouvelle-Orléans, il y a une longue histoire d’une catégorie d’hommes « chefs » de la culture afro-américaine native, qui sont nommés « Gouvernants » [« Rulers » en anglais] et sont les « Grands Chefs » du quartier, leur communauté. Voilà donc pourquoi « Ruler ». Deuxièmement, « rebelle », pour moi, ne veut pas vraiment impliquer une forme d’irrespect, mais plutôt un espace où on ne cède pas aux intérêts des oppresseurs. Là d’où je viens en Louisiane, il y a des forces subversives et oppressives qui, en toute honnêteté, refusent des ressources à une certaine partie de la population ; il y a une croissante insécurité alimentaire ; il y a des personnes sans instruction pour qu’elles puissent rester classe travailleuse ; il y a des problèmes avec les systèmes industriels des prisons américaines. Si je ne me rebelle pas, ça veut dire que j’accepte ce genre de règles et, par conséquent, l’idée que les gens comme moi [black] sont inférieurs et faits pour servir les autres. Cela est quelque chose avec laquelle je ne suis absolument pas d’accord, et encore moins si j’étais un « ruler ».

J’ai toujours voulu te rencontrer car non seulement t’es un excellent artiste mais aussi un bon messager. Ton concept de « Stretch music » me parle beaucoup. C’est un style de musique engagé qui mélange différents genres et cultures et touche différents thèmes sociopolitiques… D’ailleurs, ça c’est ce que le jazz représente pour moi : un engagement. Les musiciens de jazz sont engagés : ils veulent délivrer un produit excellent, exceptionnel, non mainstream, n’importe quelle rémunération (souvent très petite). Le public jazz aussi est engagé : engagé à l’écoute, car le jazz n’est pas facile parfois, ce n’est pas que du groove et mélodies chantantes, mais il faut posséder des certaines connaissances auparavant pour l’apprécier. C’est ainsi que le jazz devient engagement et langage universel. Tu ne peux pas le catégoriser ni l’étiqueter. Le jazz est rebelle, il va dans toutes les directions en portant partout avec soi le même message de liberté, émancipation – il faut tout simplement penser aux origines du jazz dans le blues et les histoires des esclaves noirs d’Amérique – et amour. Penses juste aux jam sessions et leur, disons, structure. Il y a deux jours, Miles Mosley est venu avec son groupe au Caveau des Vignerons pour jammer après son concert au Next Step. Et voilà, un groupe d’afro-américains tester le public du Caveau, explorer ses réactions, laisser la parole à un jeune saxophoniste suisse qui occupait le centre de la scène, et petit-à-petit, solo après solo, se laisser aller dans un groove entrainant, en formant une harmonie parfaite entre basse, batterie, piano et cuivres, pour terminer en une fête incroyable, où tous criaient de joie et rigolaient et chantaient. C’était fantastique… N’est-ce pas finalement ça l’amour et la compréhension qu’il devrait y avoir parmi les êtres humains ?

Certainement oui ! Je n’aurais pas pu mieux le dire. Je sais que tu es en train de m’interviewer, mais ça était vraiment bien dit.

Dans « The Centennial Trilogy » tu mixes différents styles de musique, comme hip-hop, jazz, rap, musiques ouest-africaines, ou encore chinoises et japonaises. Dans « Ruler Rebel », quel est-il le morceau le plus, disons, « mélangé » ?

Euh, difficile à dire. Peut-être « Ruler Rebel » même. Il y a beaucoup de niveaux dans ce morceaux, beaucoup d’instruments pan-asiatiques et ouest-africains… oui, je dirais « Ruler Rebel », où le mariage entre différents styles est le plus parfait.

Dans ta carrière t’as déjà publié 8 albums comme leader. Les journalistes, nous aimons parler en termes superlatives et alors… quel a été pour toi, jusqu’à maintenant, l’album le plus satisfaisant ?

Haha, il n’y en n’a pas vraiment pas un en particulier, surement. C’est comme demander à quelqu’un quel est son enfant préféré ! Il y a clairement une réalité émotionnelle liée à chaque disque et où j’étais à chaque moment de ces enregistrements est toujours valide. Évidemment, j’aime beaucoup « Stretch Music » car c’est mon bébé ; il a été composé quand mon groupe et moi étions très jeunes, et arriver à faire ce qu’on a fait à 18-19 ans, c’était hallucinant ! De l’autre côté, j’ai aussi toujours craqué pour « Yesterday You Said Tomorrow », surtout pour la présence de Rudy Van Gelder : c’était vraiment très gentil de sa part de sortir de sa retraite juste pour faire cet enregistrement.

Parmi tous les cuivres que tu joues – trompette, flugelhorn, cornet, trombone soprano – je suis très fascinée par ta trompette, non seulement pour le son mais aussi pour sa forme. Pourras-tu la décrire à nos auditeurs ?

La trompette que j’utilise le plus souvent est une trompette au pavillon incliné qui fait en général penser aux trompettes de Dizzy Gillespie. En réalité, ma trompette fait le contraire. Le dernier angle de la trompette de Gillespie, celui, disons, entre le pavillon et la branche principale, est 45° plus vers le haut que le mien, et cela, en donnant plus de contre-pression, rend plus facile de jouer dans un registre plus aigu. Le dernier angle de ma trompette est au contraire plus bas, environ 22°, et cela me permet d’avoir plusieurs timbres dans le même instrument. C’est-à-dire que même en jouant un seul cuivre, je peux reproduire le son de 4 ou 5 cuivres différents.

La majorité de tes trompettes sont fabriquées à la main par les hollandais Adams Musical Instruments. Combien de ces trompettes possèdes-tu et comment as-tu rencontré Miel Adams, le fabricant ?

Je crois que j’ai environ 10-11 trompettes faites par Adams. J’ai rencontré Miel au North Sea Jazz Festival où j’étais en compagnie d’un ami cubain, trompettiste aussi, qui me l’a présenté. Miel est vraiment un génie, le meilleur, très compétent et très curieux. Quand je lui ai montré mes premiers brouillons de la trompette que j’imaginais, il était très partant pour cette nouvelle aventure. Maintenant on se connait et comprend très bien et le temps de production d’une de mes trompettes est d’environ deux journées, il faut juste que je l’appelle et c’est vite fait, hehe.

Tes trompettes sont composées par différents métaux. Qu’est-ce que chaque métal apporte à l’instrument ?

Au fait, chaque différent métal apporte des différences au niveau du son de la trompette. Par exemple, l’or blanc ou l’argent amènent plutôt un son clair. Mon ancien enseignant jouait une trompette en argent et donc avait un son très clair. Moi, je préfère des trompettes en or car il a un son plus chaud, sombre et grave qui est ce que j’aime et recherche dans ma sonorité.

Tout ça est très intéressant et je voudrais parler avec toi pour des heures, mais il faut que tu te prépares pour ton concert imminent, n’est-ce pas ? Voilà donc, merci beaucoup Christian Scott, merci.

Merci à toi !

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